Jeu vidéo : quelle place pour la France et l’Europe dans une compétition mondialisée ?
Le jeu vidéo exerce un tel pouvoir de fascination qu’il est à la fois chargé de tous les espoirs et de tous les maux. Tous les espoirs quand cette industrie à la fois culturelle et de haute technologie, affiche une croissance insolente et promet de vastes débouchés, non seulement dans le domaine du loisir mais encore dans ceux de l’éducation ou de la santé. Tous les maux, quand le jeu vidéo cristallise le mal être, notamment de certains jeunes, à la recherche de repères et d’un monde qu’ils voudraient plus rassurant. Quand ses grands acteurs délocalisent leur production vers le pays le mieux disant en termes de fiscalité et de contraintes sociales et légales. Ange ou démon, nouvelle bulle ou nouvel éco-système, le jeu vidéo est un secteur industriel aux multiples facettes dont on pressent qu’il jouera un rôle clé, non seulement dans l’économie du XXIème siècle mais dans de nombreux domaines qui vont bien au-delà des loisirs. Ce nouveau rendez-vous, le troisième du genre, a l’ambition de faire le point sur ces questions et de contribuer à la mise en oeuvre d’une politique industrielle pertinente et d’un cadre juridique adapté pour que la France et l’Europe gardent une place de premier plan dans ce secteur devenu, à bien des égards, stratégique.
Le volet juridique
« Je ne voudrais pas qu’une fois de plus dans notre beau pays, on considère qu’une politique ne se résout qu’à coups de subventions et de crédits d’impôt », déclare Jacques Marceau, président d’Aromates. « On doit avoir un cadre favorable. »
Au plan juridique, de nombreux professionnels s’accordent à penser que ce cadre est à reconsidérer entièrement. Comme le dit Nicolas Gaume, « ce qui est en jeu, c’est la vie de la création française et la vie des entreprises ».
En matière de droit du travail par exemple. Pour Stéphane Natkin, directeur de l’Ecole nationale du jeu et des médias interactifs numériques (ENJMIN), « il y aurait une façon assez simple pour le CNC de mesurer la croissance du jeu vidéo, c’est le nombre d’emplois. Or il manque une convention collective pour pouvoir compter le nombre d’emplois. »
Jean-Claude Larue lance un cri d’alarme : « Aujourd’hui, le mot d’ordre c’est : surtout n’allez pas produire en France, parce que vous serez en état d’insécurité juridique. Résultat, on va développer en France et ensuite on va produire ailleurs.
En matière de propriété intellectuelle, le constat actuel plonge le secteur dans une insécurité économique. « Le jeu vidéo est un ensemble hétéroclite d’images, de sons, d’interactions », rappelle Nicolas Gaume. « Pour l’instant, il n’y a pas de statut juridique, mais des jurisprudences contradictoires. »
1. Requalifier le statut du jeu vidéo en « œuvre collective ».
« À défaut d’une loi spécifique au jeu vidéo, on se réfère actuellement à des décisions de jurisprudence », confirme Perrine Pelletier, avocate au barreau de Paris. « La dernière décision consacre le jeu vidéo comme une œuvre composite qui répond à la fois au système de droit des logiciels et au système de droit commun en propriété intellectuelle sur l’œuvre multimedia. Dans cette décision de référence, la Cour d’appel a qualifié le jeu vidéo d’ œuvre de collaboration. »
« Dans une problématique de compétitivité du jeu vidéo français, les conséquences d’une telle qualification juridique se font au détriment du développement de l’industrie française, dans la mesure où le statut juridique de l’œuvre de collaboration implique un partage, une copropriété des droits au profit des différents contributeurs. Cette complexité du statut juridique est pénalisante, puisqu’elle induit une totale insécurité économique pour les développeurs, ainsi que pour les éditeurs. »
C’est pourquoi de nombreux professionnels réclament que le jeu vidéo soit considéré comme une œuvre collective. Perrine Pelletier anticipe déjà : « une requalification en œuvre collective sur le chef du studio de développement lui permettrait de commercialiser son produit avec une sécurité juridique et économique : sécurité juridique, du fait que le marché du jeu vidéo dépasse largement nos frontières et qu’il convient d’offrir une certaine cohérence, une visibilité juridique aux distributeurs étrangers, d’où l’intérêt de l’œuvre collective qui rassemble l’ensemble des droits de propriété intellectuelle sur le chef du développeur ; sécurité économique, ne serait-ce que pour pouvoir établir un budget prévisionnel, ce que la situation actuelle ne permet pas.
Au nom du SNJV, Guillaume de Fondaumière qualifie ce « vide juridique » de « véritable épée de Damoclès ». «Le statut juridique du jeu vidéo est l’un des piliers de notre action. » « Nous pensons que le jeu vidéo est une œuvre collective. Il est extrêmement important que le studio qui met en œuvre, qui est à l’origine du projet, soit investi de tous les droits et qu’il puisse en disposer comme bon lui semble, que ce soit le droit moral ou les droits d’exploitation et de propriété intellectuelle. Certains pourront ou devront céder leurs droits à leurs partenaires financiers que sont les éditeurs, d’autres voudront les garder pour pouvoir exploiter différemment leur œuvre. »
2. Réglementer les métiers du jeu vidéo
Laurent Vannimenus rappelle que « le plan France numérique 2012 proposait la mise en place d’un groupe de travail pour résoudre les questions juridiques du statut du jeu vidéo, à la fois sur les droits d’auteur, mais également sur les codes NAF et ROME du métier qui ne sont pas nécessairement adaptés. »
Au regard de ce que ce que le jeu vidéo représente en termes de croissance, d’emplois, de potentiel, d’innovation, de créativité, Perrine Pelletier propose de « créer un statut propre au jeu vidéo, comme cela a été fait dans le code de propriété intellectuelle pour le logiciel ou la base de données. Que le jeu vidéo constitue une section propre qui prenne en compte ses spécificités. » Cela permettrait au secteur d’être « compétitif par rapport à d’autres systèmes juridiques, d’autres états, qui ont privilégié la création du jeu vidéo au niveau du développeur. Il y a réellement une part d’innovation juridique à développer, qui nécessite de repenser les modèles existants. »
Au SNJV, on estime que « les auteurs, les collaborateurs souhaitent la juste rémunération des bénéfices qu’il peut y avoir dans le développement et ensuite dans l’exploitation de l’œuvre. »
Le fait que des studios online comme Owlient ou Nadéo n’utilisent pas de musique dans leurs propres productions est symptomatique de la situation. On est très loin d’un accord avec la Sacem dans le jeu vidéo. Il n’y a pas de convergence, à tel point que l’objectif des producteurs est de mettre le moins possible de musique. Nicolas Gaume, qui paie ses auteurs, se dit cependant « ouvert à une consultation avec la Sacem ».
La durée de vie d’un produit est de plus en plus courte. Emmanuel Olivier, qui se targue d’avoir été « à l’époque, le seul à avoir passer un accord avec la Sacem », fait par exemple remarquer que « l’évaluation de la durée pour une œuvre sur des supports interactifs n’a aucun sens ».
« Tant qu’on ne changera pas la situation, le risque continuera de peser sur les artistes. On n’ira pas recourir aux artistes français tant que le système repose sur l’insécurité juridique évoquée tout à l’heure », indique Perrine Pelletier. « À l’échelle communautaire, le vœu de la commission européenne est d’encourager la filière à négocier, afin de trouver une juste rémunération entre les différents intervenants. »
Autre chantier juridique : le statut du co-créateur est dans la balance. Très actif sur le sujet, le SNJV considère que « devant cet objet juridique nouveau, l’enjeu du régulateur est de fixer des contours », indique Nicolas Gaume. « La création évolue, avec des travaux très collectifs, qui intègrent de plus en plus le joueur dans la co-création. L’impact de ce qui va être créé par les joueurs en ligne va être unique, identifiable, propre à modifier l’expériences des autres joueurs de manière durable. Sur le plan juridique, on va innover et inventer des choses tout à fait nouvelles. »
Du point de vue du producteur, la réalité est bien plus complexe quand on l’étend aux réseaux pervasifs. «Notre métier consiste à identifier des créateurs qui anticipent cette création, et à les aider à rencontrer un marché, non pas seulement en organisant nous-mêmes la distribution à la FNAC –d’ailleurs on l’a abandonnée- mais en faisant exister les droits de propriété intellectuelle sur l’ensemble des réseaux », indique Emmanuel Olivier. « Il faut réinventer un modèle où l’avenir seront les réseaux ubiquitaires des objets connectés entre eux, et pas uniquement le téléphone avec un ordinateur. On le voit avec la puce RFID ou la carte Navigo, on entre dans un univers informatique omniprésent, y compris sur les objets les plus banals du quotidien. En matière de divertissement, il va falloir intégrer cette notion. »
3. Nathalie Kosciusko-Morizet lance deux consultations
En écho à ces revendications, Nathalie Kosciusko-Morizet lance deux appels à participation, l’un en matière de propriété intellectuelle, l’autre sur la définition juridique du statut professionnel. « Je vais inviter toutes les organisations représentatives du secteur à participer à deux groupes de travail à partir du mois de juin pour régler deux problèmes majeurs qui se posent encore à la profession, qui ont été identifiés au sein du plan France numérique 2012, et auxquels, je pense, on ne pourra pas apporter de solution satisfaisante sans mettre tout le monde autour de la table. »
« Simplifier », « adapter », le statut juridique du jeu vidéo, « c’est la base possible pour pouvoir sortir vers le haut et trouver une solution meilleure pour chacun. Cet enjeu est immense, car derrière il y a le maintien de la compétitivité de notre industrie et de la capacité qu’on aurait à s’appuyer sur tous les talents pour développer les jeux. »
Pour empêcher la fuite de nos talents à l’étranger, Nathalie Kosciusko-Morizet entend par ailleurs « sécuriser le parcours professionnel », « mieux reconnaître les spécificités du métier ». Actuellement, la nomenclature officielle « ne peut pas même distinguer entre le développeur du jeu vidéo et le développeur de logiciels ».
À l’issue de ces deux consultations, Nathalie Kosciusko-Morizet espère annoncer des propositions opérationnelles à la rentrée prochaine, à l’occasion du Festival du Jeu Vidéo. « Sur tous ces sujets, mon conseiller Pierre Bonis est à votre disposition. »
Les organisations se disent ouvertes à la discussion. Le SNJV a d’ores et déjà mis en place une commission juridique, présidée par Nicolas Gaume, à laquelle participent avocats et professeurs d’université. « Nous échafaudons des théories et des stratégies qui doivent nous permettre de discuter avec tous les interlocuteurs qui souhaitent en débattre », indique Guillaume de Fondaumière. Le SELL y travaille de son côté. Le CNC et le Ministère de l’industrie indiquent pour leur part qu’ils se joignent au SELL, au SNJV et aux autres représentants pour travailler sur ces sujets.